Découvrez la présentation du nouveau roman d'Anne Delaflotte Mehdevi, Trop humain !
Marius est seul.Il ricoche d'un copain à l'autre, des coups de main en petits boulots. Rien ne l'ancre jamais, ni l'apprentissage d'un nouveau geste- celui du maçon, du bûcheron- ni la découverte d'une maison, d'un pays.Huit ans, qu'il erre.Gens, lieux, expériences glissent sur lui comme l'eau sur le poil du Castor, un Castor qui descendrait le courant à la dérive, incapable de se décider à accoster là plutôt qu'ailleurs, incapable de se rappeler, si tant est qu'il l'ait jamais su, non seulement comment, mais avec qui, pour quoi construire son nid.
L'idée d'être l'intime de quelqu'un, ne serait-ce que l'intime d'un lieu, lui semble inatteignable.Inatteignable, l'intimité de la vieille avec l'espace intégré de son comptoir. Il admire la façon dont elle fait corps avec lui, enchaîne les gestes, pose les verres à pied après les avoir essuyés sur l'étagère, à leur place exactement, sans regarder, comme un pianiste joue les yeux fermés .
( p.74)
Pour être dans le ton du dérèglement des temps, il fallait bien que les sculptures vous agrippent, que la peinture vous happe, que l'or brille, que la musique laisse filer les ornements même périlleux. Sinon quoi, personne n'aurait rien entendu, rien vu au milieu du fracas. ( "Le Théâtre de Slàvek", édit. Gaïa, 2018, p. 74)
Depuis, Marius avait beaucoup marché, travaillé en Grèce, Tunisie, Croatie, Lituanie.Huit années étaient passées, et avec elles l'illusion de croire que, sevré du réseau Internet, il allait- automatiquement, ou naturellement ?- se rebrancher sur ses congénères, faire des rencontres rares, mais " vraies", fortes, durables, des rencontres qui lui indiqueraient avec évidence quand, où arrêter son errance.Illusion: des copains le sifflaient, il traversait l'Europe, la mission remplie, ses hôtes lui disaient : " Tu peux rester un peu si tu veux".Le voulait- il ? Et eux voulaient-ils qu'il reste au fond ? Il s'entendait dire: " Non, je reprends la route."
( p.79)
(...) tandis que Suzie raconte les années soixante-dix, quatre-vingt, les années Walkman.
"Ça vibrait de partout, et c'était un nouveau mixeur ici, et une télé couleur là, et un aspirateur, et une mobylette pour la gamine, et une deuxième voiture.Ça les a changés, ces années là, les gens de la campagne. Ils avaient enfin le sentiment d'être dans le monde, à égalité ou presque avec la ville.
( p.113)
Elle pose un sarment sur la pierre et le broie, verse dessus un peu d’eau de pluie, broie encore, broie le noir aussi loin qu’elle a de temps avant elle, de force et de volonté. Plus elle broie, plus le noir sera bon.
-Mais je me tue à te dire qu'il faut pas que tu nous ressembles ! Si tu nous ressembles, tu vas nous servir à quoi ?
Et puis tu dis "je n'ai pas de réponse" : mais à la guerre, il faut trancher, Tchap, choisir un camp. Parce que même si tu restes sur la touche, elle vient te chercher, la guerre. Regarde ce qui nous est arrivé à nous, ici.
Toi, au demeurant, tu ferais un petit soldat épatant, bien obéissant, sans peur, ni de la mort ni de la douleur. Jamais faim. Rechargé rien qu' à être exposé à la lumière. Sans états d'âme.
(Buchet-Chastel, 2024, p. 170)
"Des touches de chlorophylle maquillaient encore les couleurs ocre et fauve qui, feuille à feuille, transformaient la forêt .L'air humide, lourd de parfums encore verts, mêlés aux odeurs d'humus et d'automne, nous enveloppait.."
La télévision. Elle en aura bien profité de cet outil que l'homme à créé pour se regarder en face.C'est grâce aux documentaires qu'elle a gagné en vocabulaire. (...)
Autrement, regarder quoi? Ces dernières années, mettez les trente dernières, Suzie avait de plus en plus de mal à trouver des émissions qui lui convenaient.Elle ne s'en étonne pas, elle est si vieille, elle n'est déjà plus vraiment de ce monde, de " son" temps.(...)Suzie se retrouve le plus souvent à zapper, à courir devant comme pour fuir, sauf donc à tomber sur un documentaire.Ça ne vieillit pas, le documentaire.
( p.116-117)
Où me suis- je jamais sentie chez moi , Est-ce qu'on se libère d'un lieu par l'habitude qu'on en a ? Est-on chez soi dès lors que la question ne se pose pas ? (p.116)
Marguerite vit à Paris sur le pont Notre-Dame.
Au temps de Marguerite, il est en bois, bordé de maisons qui s’élèvent haut en étages. Leur harmonie, la richesse des boutiques qui s’y succèdent émerveillent les chroniqueurs et les voyageurs de l’époque. On n’est pas n’importe qui quand on vit sur ce pont. On est des gens du livre, des libraires, des enlumineurs, parmi les plus en vue dans la profession.