Ce livre richement illustré, destiné à la jeunesse et dont le titre se traduit par « chant roumain » a pu voir le jour dans la Roumanie communiste (paru en 1987) par le truchement d'une récupération politique du sentiment patriotique. Elena Văcărescu a vécu en exil et n'a eu de cesse de composer en marge de son mal de ce pays tant aimé et tant honoré. Le présent volume est une sélection thématique de poèmes écrits directement en français et dont un en particulier a attiré mon attention. C'est une Cendrillon à la fois très universelle et très roumaine (allégorie possible de la patrie pour la représentativité de laquelle la poétesse a oeuvré sur le plan diplomatique aussi) qu'elle nous propose (cf. ma citation) et que j'ose même interpréter comme une sorte d'autoportrait de l'artiste. Dernière d'une illustre lignée d'intellectuels elle évoque aussi la gloire de ses aïeux dans plusieurs des textes réunis ici.
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Cendrillon
Ô mon intime amour, timide Cendrillon
Qui chante dans mon âme au cri-cri du grillon,
Seule près du foyer désert ! quand par le monde
Les passions, tes sœurs, mènent leur folle ronde,
J'entends fluer le bruit tournant de ton fuseau
Comme un gazouillement d'onde autour du roseau.
Dans l'ombre que ta robe en haillons illumine,
Ta quenouille s'appuie au creux de ta poitrine,
Tu prends la cendre et l'or épars dans tes cheveux
Pour les mêler au fil de ton travail frileux ;
Le froid ne te fait rien ni l'obscure demeure,
Car, lorsque le clocher s'émeut et te dit l'heure,
Ta marraine la fée apparaît sur le seuil ;
Tu dépouilles alors tes vêtements de deuil,
Et par ton doux désir tendrement poursuivie
Tu marches dans la fête et l'ardeur de la Vie.
Mignonne ! Il est minuit, de grâce, hâte-toi !
Car il t'attend là-bas, le pâle fils du roi,
Il s'accoude au balcon de son palais de songe
Pour voir venir vers lui le radieux mensonge,
Ton char aérien et tes frêles coursiers,
Et, tel un rais de lune au front bleu des glaciers,
Le frisson de ta robe où la neige se joue.
L'attente de l'aurore attriste un peu ta joue,
Et, comme un noble amour qui souffre d'être humain,
Ta grâce sait cacher la crainte du destin.
Ô ma Cendrillon, cours vers la fête rapide,
Ris de voir scintiller ta parure évanide,
Et tourne sous les yeux des passions, tes sœurs !
Toi qui flottes en moi par les soirs oppresseurs,
Belle création de mon âme enfantine,
Symbole dont le sens à m'enivrer s'obstine,
Rien ne t'empêchera d'être reine et d'aimer.
Quand les étoiles sont au céleste verger
Comme des fruits pendus à d'invisibles branches,
Tu passes dans l'air noir avec des robes blanches.
Le portrait de l’aïeul dans son vieux cadre d’or
Me trouble. L'on dirait qu’il nous regarde encor
De ses yeux clairs, du fond des lointaines années,
Triste et silencieux, pour voir nos destinées.
Non, je ne te crains pas, je ne fuis nulle part
L’étrange obsession de ton morne regard
Quand tu me vois passer, pâle enfant de ta race.
Me trouves-tu déjà sur le front quelque trace
Des maux que tu connais pour en avoir souffert ?
(début de "Le portrait de l’aïeul")