Cela fait un peu plus d'un quart de siècle qu'entourée de nombreux « Que sais-je ? » et n'ayant eu de cesse de m'interroger sur qui suis-je j'ai fini par retenir des paroles de Nichita Stănescu. Il exhorte dans un de ses poèmes à semer soi-même lorsque personne n'a semé pour vous et à être un ancêtre si l'on n'a pas eu la chance d'être un arrière -petit-enfant. Évoquant surtout la langue roumaine il disait avoir accompli le plus long chemin de sa vie de la maison jusqu'à chez soi. Son originalité réside dans son langage poétique si inventif. Comme l'écrivent Andreia Roman et Cécile Folschweiller, «les poèmes de Nichita Stănescu, saturés de références culturelles, allusives en général, fascinent et interpellent sans être pour autant véritablement accessibles. Le lecteur peine le plus souvent à discerner entre leur message réel, caché dans des propos hermétiques ou abstraits, d'une part, et les jeux gratuits de l'imagination de l'autre. » J'invite cependant et chaleureusement à le lire.
Commenter  J’apprécie         380
Le poète tel le soldat
Le poète tel le soldat
n'a pas de vie privée.
Sa vie privée s'en va
à la poussière, à tous les diables.
Il lève dans les tenailles de ses circonvolutions
les sentiments de la fourmi
en les plaçant si près de son œil
jusqu'à ce qu'il les confonde avec son œil même.
Il met son oreille sur le ventre du chien affamé
et hume le museau entrouvert
jusqu'à ce que son nez et
le museau du chien fassent corps.
Durant la canicule affreuse
il se fait vent aux ailes des oiseaux
qu'il trouble à dessein pour qu'ils s'envolent.
Ne croyez pas au poète lorsqu'il pleure
jamais sa larme n'est sa larme.
Il a tiré les larmes des choses.
Il pleure avec les larmes des choses.
Le poète est tel le temps
plus rapide ou plus lent
plus menteur ou plus vrai.
Méfiez-vous de dire quelque chose au poète.
Méfiez-vous surtout de lui dire une chose vraie.
Mais qui plus est, méfiez-vous de lui faire part d'une chose vécue.
Il va vite s'en emparer en disant
que c'est lui qui a dit cela
et il en parlera d'ailleurs de sorte que vous allez
reconnaître vous-même qu'en fait c'est lui
l'auteur.
Mais je vous conjure, surtout
ne pensez pas vous rendre maître du poète.
Non, jamais être aux prises avec !
… Qu'à cette condition seule si votre main
pouvait être mince ou élancée comme un rayon
car dans cet état seul votre main
pourrait le transpercer.
Sinon, cette main ne le percera pas
et vos droits resteront accrochés à son corps
affaire de se vanter le premier qu'il a
des doigts encore plus nombreux que les vôtres.
Et vous serez obligés de dire si
vraiment il a des doigts en surnombre...
Donc, si vous pouviez me faire confiance
le mieux serait de ne pas lui tomber dessus
jamais toucher le poète
… et en fin de compte ça ne vaut pas la peine
de toucher au poète
car le poète tel le soldat
n'a pas de vie personnelle.
(pp. 142-144)
Le cheval de Troie
Je suis pour moi-même un cheval troyen
Ma propre épaule conquiert ma propre épaule
mon oeil pille mon propre oeil
Les battements de mon coeur
ne peuvent être entendus
à cause des palpitations de mon coeur
ma voix qui crie aux cieux
est suffoquée
par ma voix qui crie aux cieux.
Ma vie ne peut plus vivre
à cause de ma vie.
Mon amour traîne mon amour
tout autour de la câté.
J'enfonce la lame du couteau dans la lame de mon couteau
tandis que la seconde qui résonne en annonçant ma naissance
devient sourde à cause de l'instant qui
résonne proclamant ma naissance.
Je suis fâché contre ma propre rancune
je suis gai de par ma propre joie.
J'espere mon propre espoir
je pleure ma propre larme
je suis pendant que je suis
et je ne suis plus quand je ne suis plus.
(p. 25)
La leçon sur le cercle
On dessine sur le sable un cercle
après on le coupe en deux,
avec le même bâton de noisetier on le coupe en deux.
Après cela on tombe à genoux
après cela on tombe sur les mains
après cela on frappe le sable avec le front
et on demande pardon cercle.
C'est tout.
(p. 152)
Mon cœur,
Sois simple telle la mort
Les choses simples ne peuvent être prouvées
Et il y a tant de morts autour de moi...
(Pensée, p. 110)
Pareil à l'air
blotti sous l'aile de l'alouette
je demeure.
(p. 99)
Nichita Stănescu, Art poétique