COUP DE COEUR
Vaelle est une jeune femme dotée de la Voix, un pouvoir interdit et dangereux. le jour où son frère se fait égorger sous ses yeux, elle décide de tout mettre en oeuvre pour le venger.
La fantasy et moi, c'est une relation très compliquée, et pourtant j'ai adoré ce livre. Sur la forme, l'autrice a une très jolie plume, agréable et poétique, quelque fois plus nerveuse, d'autres plus douce. Je ne suis en général pas fan de l'écriture à la première personne qui est souvent utilisée comme une astuce de facilité, mais là
Sacha Morage la maîtrise à la perfection. Nous vivons littéralement l'aventure par les yeux de Vaelle, nous sommes baignés dans sa vision biaisée du monde. Non seulement, l'immersion est totale, mais en plus, l'autrice s'en sert brillamment comme d'une technique de foreshadowing. Ainsi, se confrontent deux visions : celle de Vaelle, et celle du lecteur, qui lui voit les événements et les personnages d'un oeil plus neutre et peut ainsi deviner où tout cela nous emmène :
vers la survie de Yervain, parce que la mort apparaît rapidement trop douce comme punition aux yeux de Vaelle. Vers un avenir sous le numéro de 209, parce que l'envie de pouvoir envahit rapidement la jeune femme. Vers cette fin cruelle, parce que là où elle ne mesure pas la portée exacte de sa conversation avec Verteze, le lecteur pouvait au contraire comprendre tous les sous-entendus de cette conversation. Autant dire que j'ai adoré, parce que cette manière de procéder renforce encore l'intensité de la fin : c'est comme rouler à 200km/h tout en sachant déjà qu'un mur attend à l'extrémité de la route.
Sur le fond, les personnages sont extrêmement attachants, approfondis, creusés, au point d'en devenir organiques. La plupart du temps dans les histoires de vengeance, le personnage a déjà tout perdu, et j'ai trouvé ça très intéressant d'avoir pris cette idée à l'envers : contrairement à ce qu'elle pense, Vaelle n'a pas tout perdu. Son frère a été assassiné, mais elle est toujours en vie, elle a toujours Letrez, elle a sa famille, elle a sa place sur son île, elle a toujours son rêve de partir à Oferre pour s'y créer une nouvelle vie. Vaelle n'a pas tout perdu, elle est juste rongée par des sentiments qu'elle ne semble même pas appréhender. Vaelle, c'est une gamine qu'on a oublié d'aimer, qui traîne sa carcasse invisible, c'est un mouton de poussière abandonné sous un lit. L'injustice envers Juter est réelle, mais elle est surtout le déclencheur qui catalyse la rancoeur et la peine en haine. Vaelle ne veut pas juste être en vie, elle veut vivre la tête haute, elle veut exister.
Dans la continuité du point précédent, l'histoire avance assez lentement, et Vaelle ne dégringole pas au fond de l'abyme d'un seul coup, elle s'avance vers le bord à petits pas. Chacune de ses erreurs est ainsi rattrapable, elle a presque toujours le pouvoir de reculer, mais elle ne recule jamais. Elle se ment, elle s'endort avec ses illusions, avant que la réalité ne la noie de temps à autre. Et pourtant, même la tête sous l'eau, elle continue de se persuader que tout ira bien, que tout était nécessaire, alors que les limites sont explosées depuis bien longtemps. A ses yeux, tout est justifié. A ceux du lecteur, la cruauté se dissimule derrière une fausse façade de nécessité, transformant certains personnages en martyrs. Là-dessus, on pensera notamment au pauvre
Letrez, qui m'a vraiment fait mal au coeur tant il est prêt à tout pour celle qui n'hésite pas à le sacrifier. Pire que Letrez, j'ai aussi une pensée pour Hafelle, miroir sans Voix de Vaelle : elle aussi souffre de son invisibilité, de son absence totale d'importance, du manque de justice qui la frappera alors qu'elle avait entièrement raison. Hafelle est la jumelle de Vaelle, et loin de créer un lien, cet état se transforme en destin cruel.
Quoi qu'il arrive, les personnages sont ainsi dépourvus de manichéisme, ils ont tous leurs qualités et leurs défauts, leur force et leur fragilité.
Yervain n'est ainsi pas un assassin sans coeur, mais un jeune homme ambitieux, maladroit, timide et qui peine à trouver sa place. Voix 209 est certes une victime du Bureau, mais c'est aussi la fille d'un Citoyen important qui lui a assuré sa survie grâce à un piston qui a de fait tué d'autres Voix. Vaelle elle-même n'est pas un monstre, juste une gamine étouffé par la dureté de la vie.
Concernant la fin, j'ai donc adoré l'effet de foreshadowing utilisé, et je la trouve parfaite. Magnifiée encore par
la révélation de Yervain concernant les Voix et la conséquence de ce pouvoir. Malgré les horreurs commises par Vaelle, elle m'a beaucoup touchée, on a envie de la sauver jusqu'au bout. Envie de la secouer. Envie de lui faire prendre conscience que le plus grand châtiment qu'elle veut infliger, ce n'est pas au Bureau, c'est à elle-même. Vaelle n'a pas tout perdu, elle s'est seulement perdue elle-même, elle a confondu la culpabilité avec la peine, la vengeance avec la justice.
Un roman magistral.