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Critique de batlamb


Personnage intemporel, à la croisée du mysticisme et de la mystification, Nasr Eddin Hodja aurait réellement vécu au XIIIème siècle de notre ère, dans l'actuelle Turquie. Pour certains c'est un sage. Pour d'autres, c'est un parfait idiot. Et il est à noter que ces deux identités ne sont pas forcément incompatibles si on prend « idiot » au sens étymologique (et sublime ?) du mot, celui de la racine grecque idiotes : simple, particulier. L'idiotie de Nasr Eddin lui permet d'être toujours égal à lui-même et de trouver la voie qui lui correspond. N'est-ce pas là une définition de la sagesse ? Plutôt que d'aspirer au Paradis et de craindre l'Enfer, Nasr Eddin préfère « rester ici ».

Ainsi, quels que soient les angles dont les conteurs abordent le personnage (rusé, naïf, scabreux…), la simplicité irréductible de Nasr Eddin le conduit toujours à porter un regard particulier sur le monde, à rebours de celui de ses interlocuteurs, et à rebours de son âne qu'il chevauche à l'envers. Ou plutôt c'est lui qui est à l'endroit, mais « cet imbécile qui est en dessous n'en sait rien. »

C'est cette intime conviction d'être toujours dans le bon ordre des choses qui le pousse à sa façon à contester l'ordre établi, représenté par ses concitoyens, les cadis, les imams, les mollahs et même Timour Leng, figure du tyran sanguinaire dont il devrait pourtant être interdit de se moquer. Mais voilà, Nasr Eddin est désarmant par sa simplicité d'esprit.

« — Timour, je suis un protégé d'Allah et Il parle par ma bouche. Aussi dois-tu te prosterner devant moi et me donner un palais, des esclaves, des femmes et de la nourriture de choix. (…)

— Imbécile ! Idiot !…

— Seigneur (…) je ne comprends pas ton étonnement : comment aurais-je pu te faire une pareille requête, si je n'étais pas un parfait idiot ? »

S'il n'est pas toujours très constructif (et parfois aussi constructif qu'un rat mort), Nasr Eddin s'emploie toujours à saper nos certitudes, nos préjugés. Telle est la vertu du provocateur. ll est si doué en la matière que la personne qu'il provoque le plus, c'est lui-même. Et comme dirait le premier idiot venu, c'est en provoquant qu'on provoque quelque chose. Peut-être est-ce ainsi que l'on désamorce les pensées en boîte ?

Les commentaires éclairés de Jean-Louis Maunoury insistent sur les liens qui unissent les histoires de Nasr Eddin à la tradition soufie, notamment celle de la voie du blâme, qui s'opposait à l'hypocrisie des religieux traditionnels et mettait donc un point d'honneur à renverser les codes en se comportant contre une application rigoureuse des piliers de l'Islam, sans pour autant délaisser la sagesse qu'une lecture non littérale du Coran permettrait d'atteindre. Nombre d'histoires de Nasr Eddin s'inscrivent clairement dans cette tradition. Autant dire que cela ne fait pas de lui un ami des fondamentalistes. Et c'est peut-être paradoxalement le Coran qu'il défend contre eux, quand, devenu mollah, il s'exclame :

« Maintenant c'est au Coran d'avoir peur de moi ! »

Qu'il soit cousin de Rûmî ou de trolls d'internet, on trouve toujours des histoires qui peuvent nous parler chez Nasr Eddin. Et d'autres qui ne nous parlent pas du tout car parfois ça tombe tellement à plat qu'on croirait de l'anti-humour à la Andy Kaufman (qui cultivait lui aussi une forme d'idiotie). Tels sont les aléas de ces histoires aux multiples auteurs, qui reflètent toute la diversité du monde musulman et même un peu au-delà, Nasr Eddin étant allé folâtrer jusqu'aux balkans et en Europe de l'Est. A quelques détails près, certaines de ses histoires sont d'ailleurs identiques à certains contes hassidiques. D'ici à dire que l'idiotie est universelle...
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