Je ne suis pas le plus magnanime des hommes, il faut en convenir. C'est pourquoi j'ai accueilli avec un soupçon de malice le récit des récents avatars de
Nick Gardel, dont l'ego quelque peu... dilaté a été malmené par de bien peu scrupuleux éditeurs. Je me souviens encore du type sûr de son fait qui me chapitrait en message privé quant à l'autoédition qui était un cul-de-sac et l'édition traditionnelle qui représentait l'accomplissement ultime auquel devait aspirer tout écrivain.
Pour autant, j'ai toujours pensé que Gardel était un solide écrivain, et qu'il avait toutes les capacités à occuper les têtes de gondole des supermarchés culturels et les vitrines des librairies. Jugez plutôt en lisant cet extrait tiré de son avant-dernier ouvrage :
"Les yeux chassieux de cette vilaine nuit, je tentais de déchiffrer les diodes fatiguées de mon réveil. J'avais encore loupé le coche pour assumer la politesse des rois. Je n'étais plus en retard, je frisais l'absence. Il y a dans la notion de retard une volonté de bien faire, un regret pour l'exactitude avortée. le retardataire a une vraie conscience de l'horaire, il mesure l'infime décalage qui l'en sépare. Il se sent fautif. L'absent est sans remords, on ne l'attend plus, on l'a exclu du planning. L'absent perd son existence, sa réalité. Il est sorti de la zone d'espoir. Il ne déchaînera pas les passions. Il a déjà un pied dans l'oubli. On vilipende le retardataire pour ses manques, on agonit l'absent pour le deuil qu'on a dû faire de lui.
Moi j'étais sur la mauvaise pente. Un simple coup d'oeil dans le miroir m'avait fait comprendre que ma gueule n'était pas présentable. Bouffie, cireuse comme un rebut de chez Grévin, une mauvaise imitation de moi-même. Pourtant il fallait bien aller bosser. J'avais usé jusqu'à la corde la carte de la compréhension de mes collègues. Ils se rendaient compte qu'ils devaient faire sans moi. Ne plus prévoir, ne plus compter sur le fantôme inutile que j'étais devenu."
Cette qualité de plume, Gardel la maintient tout au long de ses ouvrages. Je n'ai que des choses plaisantes à dire quant à son style. Ca coule comme du vieux rhum. On revient volontiers quelques lignes en arrière pour prendre la petite soeur. En revanche, c'est encore et toujours la même chose que je pourrais lui reprocher : ses personnages se ressemblent presque tous, non seulement au sein d'un même livre, mais d'un bouquin à l'autre. Il s'agit toujours du même type truculent, mêlant argot et propos érudits, un poil réac sur les bords, grand contempteur de la société moderne. le plaisir que prend l'auteur à écrire des dialogues "audiardesques" prime avant celui du lecteur, à mon sens. Les dialogues sont trop souvent des monologues enflammés, bien trop littéraires pour émaner de la bouche du commun des mortels. Mais c'est très bon, hein. Mais c'est pas naturel.
"— Donc, libéral… Elle était quoi ? Magnétiseuse, fabricante de bijoux, vendeuse de Tupperware ?
— C'est très sexiste comme propositions, cher collègue. Vu l'époque, tu ferais bien de revoir ton panel de clichés. Nous parlons ici d'un embrouillamini législatif, d'un casse-tête légal. La terreur de la bien-pensance et le spectre du conservatisme. Un travers de cette société où on hypersexualise et on balance les porcs. Tous vent debout, tous pour, tous contre. L'inverse et son contraire. Oui, monsieur ! Rien de moins !
— Patrice ! Merde !
— Mais voyons c'est évident ! Je te parle prostitution, Némo ! le plus vieux métier du monde qui louvoie dans les interstices de la réglementation. Ni légal ni réprimé. Tu as le droit de vendre, mais interdiction d'acheter. La loi dans toute son incohérence et sa faux-culterie. Pas de lieu, pas de pub, pas de maison, pas d'associé, mais des impôts et une Sécu. Depuis les maisons de tolérance jusqu'au sugar dating, c'est le grand foutoir. Chacun y va de sa petite idée pour, je cite, éradiquer le fléau de la prostitution. Abolitionnisme répressif et accompagnement de sauvetage."
La partie policière de ce roman est celle qui m'a le moins enthousiasmé, voire emmerdé. C'est ballot, parce qu'elle en représente la majeure partie. Savoir qui du colonel Moutarde ou de Miss Scarlett est l'assassin, je m'en cogne un peu. Non, là où Gardel m'a littéralement scotché, c'est dans les échanges, malheureusement trop courts, entre Thibaud, alcoolo notoire (dont les descriptions des soûlographies sont fort réussies), et sa collègue Province. Les chapitres qui mettent en scène les tentatives de dressage par ces deux éducateurs spécialisés, confrontés à des jeunes en perdition, échappent enfin au simple divertissement et paraissent si authentiques que mon petit doigt me dit que l'auteur n'est pas allé les chercher bien loin.
« Je sombrais dans la mauvaise foi, j'en étais totalement conscient, mais plutôt crever que de l'admettre. Et ça aussi ça me foutait en rogne. Je savais exactement dans quel pétrin je l'avais mise. Je connaissais parfaitement la fragilité de ces moments où chaque changement du rituel était une allumette craquée dans une poudrière. Tous nos accueils sont des constructions branlantes sur terrain mouvant. C'est notre boulot, nous bâtissons un équilibre précaire au milieu du chaos. Ces mômes sont des voltigeurs dans la tempête. le moindre dérapage et ils partent en vrille. Ils n'ont pas les armes pour comprendre ou accepter les vraies causes de leur mal-être permanent. La vie est une poignée de sel sur leurs plaies, chaque matin n'est qu'une raison de plus pour souffrir et combattre.
Catherine Province était une femme bien. J'aurais volontiers cassé la gueule à quiconque aurait prétendu le contraire. Peu de gens étaient capables de comprendre quelle force de caractère il fallait pour endosser son sacerdoce quotidiennement. Mais, à ce moment précis, j'ai senti monter une boule de haine quand elle a planté ses yeux clairs dans les miens. Tout simplement parce que quelque chose a changé chez elle durant cet instant. Peut-être a-t-elle fait retomber ses épaules, ou alors juste un voile dans ses pupilles, le coin de ses lèvres qui s'affaisse pour passer de la revendication à la tristesse. C'était diffus. Elle ne l'a pas fait exprès, ce n'était même pas une volonté de me faire mal. Peut-être que ce n'était pas conscient. Un réflexe humain incontrôlable. J'y ai vu s'estomper sa propre colère, remplacée par un sentiment immensément plus violent. »
C'est dans ces rares moments que point l'émotion. J'aimerais tellement que Gardel s'essaye à autre chose qu'au roman policier truculent. Que le fond ne le cède pas à la forme. Visez
Pierre Lemaître, ça lui a plutôt réussi. Il en a en tout cas tous les moyens de le faire. le jour où ça arrivera, je serai là. Et Gardel pourrait bien créer la sensation.