La Grande librairie - Inrégrale
Ainsi Schopenhauer raconte-t-il qu’aux alentours de 1854 il allait quotidiennement rendre visite à un jeune orang-outan exposé à la foire de Francfort et qu’il avait été profondément touché par la mélancolie de cette volonté, en marche vers la connaissance de cet ancêtre présumé de l’homme ; il comparait son regard à celui de Moïse devant la Terre promise.
A propos des abattoirs :
La division du travail d'exploitation et d'abattage, le découpage des responsabilités, permet de masquer notre participation individuelle à la maltraitance et au meurtre.
Notre culture est cannibale : manger de la viande est un signe de virilité. Un homme qui ne mange pas de viande est suspect.
Les pays catholiques sont en retard sur les pays protestants. Les Anglais, les Allemands, les Scandinaves ont légiféré en faveur des animaux depuis longtemps. Alors que, chez nous, le droit civil, malgré quelques progrès récents qui consistent dans la reconnaissance de leur qualité d'êtres sensibles, continue à classer les animaux du côté des biens meubles. La tradition de la chasse, qui occupe une place effarante dans la politique française, ajoute à l'aveuglement national.
Dans l'histoire de l'Eglise catholique, si l'on excepte quelques mystiques comme saint François d'Assise, on assiste à un désintérêt profond pour la condition animale. Quand on sacrifiait des animaux au temple, la bête était unie à l'homme et à Dieu dans une relation triangulaire très porteuse de sens. On immolait les animaux, mais ils étaient l'objet de respect... Or, à partir du moment où le Christ s'offre comme la brebis du sacrifice, il n'y a plus lieu de se soucier des animaux en chair et en os, ils n'existent plus que sur le mode de l'allégorie. Saint Augustin assurait mêle que les animaux ne peuvent pas souffrir puisqu'ils n'ont pas commis le péché originel. Les animaux machines de Descartes s'inscrivent dans cette trace.
Nous avons un devoir d’humanité envers les bêtes. Parce que nous tenons à notre merci ces vies vulnérables et muettes nous avons une responsabilité. L’homme perd sa dignité en faisant souffrir ceux qu’il domine.
La langue latine a trois façons de nommer les êtres vivants qui respirent. Bellua signifie « bête », par opposition à « homme ». Le mot accentue parfois la grandeur, la férocité, l’inintelligence, et peut servir d’insulte : être bête, imbécile. Il est d’emploi plus noble que bestia, terme populaire, qui désigne toute espèce d’animal, sauvage ou domestique. D’un usage moins familier, pour les grammairiens et les juristes, bestia dénomme plutôt les animaux féroces. […] Animal, enfin, qui signifie « être vivant », vient d’animalis, « qui respire », lequel vient d’animans, « qui possède le souffle », ces mots traduisant le grec empsuchon et psuchè.
Plutarque, porte-voix des animaux, pousse ainsi les ripailleurs dans leurs derniers retranchements. Si vous répugnez à tuer vous-mêmes la bête, leur dit-il, si vous hésitez à la manger crue et encore chaude, c'est que vous reconnaissez implicitement que vous commettez un meurtre et que vous vous en effrayez, en vertu de votre constitution innée où se fonde le droit naturel.
A ce moment du texte s'opère une transgression rendue possible par la logique des extrêmes, et sur laquelle il faut s'attarder. Le faire-rôtir et/ou bouillir, ces manières de table de l'homme civilisé et du citoyen, ne constitue pas pour Plutarque une circonstance atténuante, bien au contraire. Mieux vaut manger sauvagement et en pleine conscience du crime que de dénier celui-ci par des assaisonnements : chasseurs, sacrificateurs, bouchers, cuisiniers sont tous au même titre des meurtriers, et Diogène mangeant un poulpe cru qu'il dispute aux chiens, ne s'ensauvage pas plus, en réalité, que les convives raffinés de festins somptueux. Lui, au moins, c'est ce qu'il fait et ce qu'il veut faire : devenir comme une bête féroce. Alors que les autres, qui se croient d'autant plus civilisés qu'ils cuisinent, ignorent leur vérité.
p233 - Cuisine cruelle
Il semble ainsi y avoir un élément de vie et de pensée entre Singer et Soutine : le refus, par delà l'aménagement de la violence par les règles alimentaires, de s'aveugler devant la mise à mort des bêtes.
Il faudrait du reste méditer sur l'impérative nécessité qui fait prononcer le nom de Dieu quand on est à bout d'arguments sur le propre de l'homme.
p200 - Le pourceau magnifique