Littérature italienne - Rentrée Littéraire 2018
Voici une petite fille qui a décidé de ne rien faire comme tout le monde. Elle a choisi de vivre? dans une malle. Oubliée de sa famille et de la société, entièrement absorbée par ses questionnements sur le sens de l?existence, elle ignore les devoirs qui incombent à toute femme. Car, sous l?Italie fasciste ? où l?on devine que se situe le roman ?, les femmes sont assignées au mariage et à leur foyer : « Des enfants, des enfants ! » assénait Mussolini.
Sale, repoussante, cette étrange créature fait le désespoir de sa mère. Jusqu?au jour où elle cède à ses suppliques : adolescente, elle sort de la malle.
Dans une riche propriété, la jeune fille mariée, entourée de domestiques, semble renoncer à ses idéaux, et tente à tout prix de devenir une parfaite maîtresse de maison : une Massaia.
À l?instar de son héroïne, Paola Masino (1908-1989) fut une femme moderne et émancipée, très critique à l?égard des valeurs réactionnaires du fascisme. Intellectuelle d?avant-garde, figure des cercles artistiques et littéraires du XXe siècle, elle fit scandale dans son pays par sa liaison avec l?écrivain Massimo Bontempelli, séparé de son épouse et de trente ans son aîné. Francophile, elle fut aussi la traductrice en Italie de Barbey d?Aurevilly, Balzac ou Stendhal.
Traduit de l?italien par Marilène Raiola
Préface de Marinella Mascia Galateria
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Enfermée dans une malle, qui lui tenait lieu d'armoire, de lit, de buffet, de table et de chambre, emplie de couvertures en lambeaux, de quignons de pain, de livres et de vestiges funéraires (...) l'enfant n'aimait rien tant que broyer du noir. Elle réfléchissait, rongeait ses ongles incrustés de miettes de pain et de bouts de papier, et lorsqu'elle n'avait plus d'ongles ni de pensées à se mettre sous la dent, elle grignotait un quignon de pain et feuilletait des livres, en quête d'autres nourritures. (p. 16)
Voyez comme la vie des êtres humains est cohérente : vous optez pour un rôle et, aussitôt, vous vient le langage correspondant et, avec ce langage, vous devenez l’individu en question.
À la longue, ses terreurs nocturnes la rendirent encore plus étrangère à ses parents, d’autant qu’elle avait pris l’habitude de se reposer lorsqu’elle sentait les autres bien éveillés autour d’elle et prêts à la secourir. La nuit, elle plaçait une veilleuse au fond de sa malle et lisait jusqu’à l’aube sans oser lever les yeux de sa page, de peur de voir ces toiles d’araignées spectrales se refléter dans les airs, prêtes à s’insinuer sous ses paupières dès qu’elle les abaisserait.
Elle ferma la fenêtre et, puisque c’était déjà l’heure de s’entretenir avec son mari, elle discuta avec lui pendant au moins soixante minutes, afin qu’il pût lui demander si elle avait fait ceci ou cela : « Oui ». Avait-elle acheté telle ou telle chose ? « Bien sûr. » Est-ce qu’elle avait réglé le problème de Monsieur X ? » Naturellement. » Et celui de Madame Y ? « Aussi. » Ne faudrait-il pas licencier P. ? « Si tu le dis. » Et Z., ne devrait-on pas le renvoyer lui aussi ? « Tu as raison. » Est-ce qu’elle l’aimait ? « Quelle question ! » Elle aussi d’ailleurs était une femme parfaite. « Tu es trop gentil ! » Et ainsi de suite, jusqu’à ce que la pendule sonne onze coups. Alors son mari se leva, lui posa une main sur l’épaule, l’autre sur la joue, et la regarda tendrement ; puis il la serra contre sa poitrine, tout en couvrant son crâne, en plein sur la raie au milieu, de petits baisers. La Massaia ferma les yeux, en attendant qu’il finisse. On ne peut pas dire qu’elle s’ennuyait ni que cela l’embêtait, elle attendait, c’est tout, déjà à demi alanguie dans une sorte de sommeil vertical dont désormais elle avait pris l’habitude.
En revanche n'avaient rien de sinistre à ses yeux les tombes envahies d'herbes folles, les stèles sans portrait, les morts cachés, tel le levain dans la pâte, attendant leur heure. D'un autre côté, répugnants, les enterrements organisés comme des compétitions de classe, fosses communes contre funérailles en grande pompe - misérables vestiges d'un grand mystère -, autant de pis-aller comparés aux rites sublimes et désintéressés d'autrefois, où les familles devaient s'effacer, le décor humain s'anéantir et se taire. Tout ce vers quoi elle s'acheminait, tout ce tralala auquel on se plie par respect du décorum et pour complaire à ses parents, en somme, précisément tout ce sur quoi elle ne voulait à aucun prix poser ni les yeux ni les mains, jamais.
Les apparences ne comptent pas, se disait-elle. C'est à cause de mon apparence physique que les hommes m'ont rejetée ; ils m'ont obligée à m'en façonner une autre. Je vais sûrement changer. Celui que j'aime m'a dit que je suis toujours la même, mais c'est faux. Je me réjouis déjà à l'idée de m'être reniée, et de me sentir si résolue et effrayée en société. Beaucoup sont obligés de faire des compromis, de s'humilier. Aussi notre mort est-elle vaine, telle celle de la graine semée dans un sol où elle restera une graine à jamais. Quand est-ce que l'homme pourra devenir une terre féconde? Il mérite le châtiment divin : tant qu'il ne considèrera que les limites de la vie, il sera condamné à mourir.
Mais cet idéal de perfection, cet idéal auquel elle a tout sacrifié, désormais ne l’intéressait plus. Rien ne l’intéressait. Elle se sentait de plus en plus distraite et légère ; elle n’aspirait plus à rien, sinon à ployer sous le poids de la vie et à toucher l’échéance suprême. Par moments, il lui arrivait de penser que c’est ainsi qu’avait dû se sentir Jésus en haut de la croix, tout entier concentré sur le poids de son corps qui le tirait vers la terre ; de ce corps qu’il a toujours négligé pour sauver l’âme d’autrui et qui, a présent, se venge, l’accable et, par sa matérialité, lui brise le cœur.
Toi, au moins, tu as le courage de renoncer à tout, même à tes rêves. Tu ne t’es pas bercée d’illusions sur les autres ; tu t’es perdue entièrement et, tu le sais, tu ne te souviens même plus de comment tu étais. De ces temps-là t’est resté une certaine allure physique. Tu es encore drôlement belle pour ton âge !
Certes, dans mon jeune âge, j'ai espéré et attendu la maternité mais, à peine suis-je devenue femme, que procréer m'est apparue comme la pire des violences. C'est comme si on m'avait dit, pour mon plus grand tourment, que mon coeur, mon cerveau, mon corps seraient réduits en menus morceaux et distribués à des inconnus, mes futurs enfants. Le châtiment lié au péché originel, ce n'est pas l'enfantement dans la douleur, c'est cet émiettement de l'individu, cette communion forcée, cet oubli de soi, cette façon de donner un sens à son existence en cherchant sa raison d'être dans un autre, singulier, plutôt que dans tous les êtres vivants.
« La Massaia (en criant) – Et alors? Vous croyez qu’en agissant ainsi vous aidez leurs épouses, leurs filles et leurs soeurs? Elles sont toutes destinées à être louées, encensées en public et rabaissées dans le privé. Les allégez-vous du poids de leur vie quotidienne? Soulagez-vous leur esprit épuisé par la monotonie de leurs tâches triviales et par l’obligation de mettre au pas leur corps qui galopait, leur coeur qui avait appris à voler et leur âme qui s’amusait à des cabrioles? Or plus l’homme agit au gré de ses caprices, plus il est considéré, plus il nous écrase, plus il semble généreux. Et plus il court à sa perte, plus il conquiert. Les femmes, en revanche, doivent composer avec un corps qui porte depuis toujours inscrit en lui des échéances, des prescriptions et toutes sortes de mesures de précaution. En vous faisant payer, vous croyez vraiment les défendre? Vous ne faites que renforcer les barreaux de leur cage, vous leur assignez une valeur marchande et les réduisez à une réalité purement tangible et contrôlable. »