Monica Ratazzi

Mais elle pouvait changer tout un tas d'autres choses. Elle pouvait changer leur univers, leur quotidien. Leur façon de vivre. Leur façon d'être ensemble. C'était peut-être ça qu'il fallait faire.
C'était certainement ça.
C'était ce qu'elle allait faire.

Tout allait bien. Tout allait presque bien.
Avant que ce gamin ne débarque pour tout gâcher.
Avant qu'il ne passe le pas de la porte, j'étais avec mes filles et mon mari.
Et maintenant je suis seule avec un homme qui ne m'entend pas.
Ne m'écoute pas.
Ne me comprend pas.

Alors, petit soldat fidèle et volontaire, elle avait avancé sur ce chemin criblé de surprises, de larmes, d'attentes déçues, de merveilles révélées, de contrôles manqués, de bonheurs indéfinissables.

Tout le monde parlait et personne n’écoutait vraiment ; chacun était pressé d’avancer les arguments qu’il jugeait meilleurs que ceux de son voisin. Bientôt les discussions se scindèrent : d’un côté les hommes parlaient boulot, collègues, salaires, échangeaient des souvenirs de tournée. De l’autre les femmes, en bonnes épouses, parlaient école, enfants, et bientôt elles parleraient de leurs maris. Mais Julie avait vu ces femmes qui passaient leur vie à se plaindre de l’homme, de ce qu’il faisait, de ce qu’il ne faisait pas, de ce qu’il oubliait, de ce qu’il détruisait, de ce qu’il était, du prince charmant qu’il n’était pas ou plus. Des femmes qui se plaignaient mais ne souhaitaient pas non plus que les choses changent. Car c’était à ce prix qu’elles pouvaient conserver leur pouvoir de trouver l’autre plus imparfait qu’elles. À ce prix qu’elles pouvaient conserver le pouvoir d’être celles qui savaient, qui contrôlaient, qui réprimandaient ou félicitaient.
Au fond d’elle, Julie avait décidé de ne jamais devenir une de ces femmes.

Aujourd’hui, à quarante-deux ans, sa vie se partageait entre ses cours, les quelques piges qu’elle continuait à faire pour payer les traites de la maison, les devoirs des filles, les sorties de classe où il fallait saisir l’occasion de se montrer une mère exemplaire, les activités du mercredi et le reste. Et régulièrement, elle avait l’impression qu’elle n’y arriverait pas. Qu’elle n’était pas à la hauteur. Qu’elle ne réussirait pas à tout mener de front. Avec un mari souvent absent, parti en tournée et qui ne connaissait pas grand-chose de son quotidien, elle était régulièrement prise de panique.

Ils ne faisaient plus vraiment l’amour pourtant il la désirait encore. Mais il ne voulait rien brusquer. Et puis il avait fini par se sentir rejeté. Comme si son corps à lui ne lui inspirait plus rien à elle.
Il ne savait pas encore comment devenir un bon père et il n’était déjà plus un amant valable.
Alors il avait eu besoin de se rassurer, de se prouver, de retrouver sa virilité. Une seule fois d’abord. Sur une tournée. Avec une inconnue qui lui avait plu. Comme il avait immédiatement su qu’il lui plaisait à elle. Tout avait été agréable, inattendu, rapide. Et rassurant.

Les individus que l’on croise sont pareils aux paysages que l’on traverse.
Certains semblent se donner avec évidence au premier regard, sans retenue, sans fausse pudeur, sans secret. On croit les saisir tout entiers à l’instant même où ils apparaissent.
Pourtant, le mystère du monde se tient caché derrière chaque pierre, chaque virage sur le chemin, chaque grain de poussière, chaque souffle de vie. Il n’accepte de se donner qu’aux plus audacieux, aux plus soucieux de sortir des sentiers balisés pour aller le découvrir, là où il se tient, immuable.

Il n’avait pas envie de comprendre, ni envie de se lancer dans une de ces conversations où il avait l’impression de devoir passer son temps à se défendre d’une accusation qui n’était jamais formulée.
De toute évidence, Julie maîtrisait le langage mieux que lui et réussissait toujours à le coincer avec ses mots. Des mots attaques, des mots jugements, qui l’assaillaient. Sa seule issue était de les ignorer. Oui, il avait l’impression de fuir et c’était insupportable. Et il devait faire de son mieux pour évacuer ce sentiment de faiblesse honteuse.

La passion n’avait aucune réalité pour lui. Il ne demandait que la présence rassurante de cette femme à ses côtés, sur ce chemin où ils avançaient ensemble. Et jusqu’au bout duquel il voulait tenir sa main.
D’ailleurs, quand elle parlait d’équilibre dans leur couple, il ne comprenait pas : pour lui, tout tenait dans ce petit monde qu’ils constituaient tous les quatre. C’était ça son équilibre à lui. Son fondement, sa stabilité, sa force, c’était là qu’il les trouvait : dans sa famille.

Elle était à la buvette. Elle était dans les coursives. À observer cet homme qu’elle avait choisi pour partager sa vie de femme, sa vie de famille. Et qui était ailleurs, avec un enfant qui n’était pas le leur. Les filles, de leur côté, faisaient semblant d’être dupes. De ne pas avoir remarqué que leur mère était absente, enfermée dans ses pensées. Et que tout cela avait un lien avec l’absence de leur père. Puis Julie monta se coucher, comme les autres soirs, une boule dans le ventre.