Pour les Grecs, la pudeur est à la fois ce qui voile et la promesse de ce qui est voilé. Tel est le sens du geste de Pénélope : elle n’écartera son voile que pour Ulysse
La pudeur nous vient de Rome. Sous le nom de Pudicitia, elle y reçoit un culte réservé aux matrones qui n’ont eu qu’un mari. Son temple connaît quelques scandales : crêpage de chignons entre patriciennes, évinçant l’une des leurs, mariée à un consul honorable mais plébéien (l’exclue, indignée, consacra aussi-tôt un nouveau sanctuaire à la Pudeur plébéienne). Débordements de dames romaines qui, retour d’orgies, font arrêter leur litière pour compisser à longs jets la statue de Pudicitia et se chevaucher mutuellement sous les regards de la Lune. Heureusement, Auguste rendit sa dignité à Pudicitia et quelques impératrices se firent statufier, voilées, en image de Pudeur.
En Grèce aussi Pudeur est une déesse. On lui connaît un autel à Athènes et une statue sur la route de Sparte, due à une vertueuse décision de Pénélope : après son mariage avec Ulysse, son père, Icarios, tenta de convaincre le nouvel époux de demeurer chez lui, à Sparte. En vain. Il suivit alors le char des mariés qui partaient pour Ithaque, en suppliant Pénélope de rester. Au bout d’un moment, Ulysse, agacé, s’arrêta pour demander à sa jeune épouse de choisir entre Icarios et lui. Pénélope ne dit mot, mais s’enveloppa la tête de son voile. Son père, comprenant qu’elle désirait suivre Ulysse, renonça, et fit ériger à l’endroit même une statue de Pudeur : Aidos, disent les Grecs.
Aidos est moins scandaleuse que son homologue romaine. C’est sans doute qu’elle est moins prude. Le mot d’abord ne correspond pas exactement à ce que nous entendons par pudeur. Son sens englobe la crainte, le respect, voire la honte, et l’honneur du guerrier. Rapidement cependant, il se spécialise pour désigner une attitude de réserve et de décence. On l’associe à cette autre vertu, la sophrosuné, que les Grecs attendent des femmes : comportement modeste et retenue verbale. C’est bien sûr la parure des vierges, en particulier des Parthenoi divines, Athéna et Artémis. A cette dernière, l’Hippolyte d’Euripide, chasseur résolument chaste, offre des fleurs cueillies dans une prairie intacte, que la Pudeur baigne de rosée. La pudeur prend aisément une forme liquide, on la déverse, elle inonde ou fait pleurer. Elle est présente à la naissance d’Aphrodite, jaillissant de l’écume marine, « belle déesse pudique », qu’immédiatement vont escorter Amour et le beau désir.
Ce détail est significatif : la pudeur grecque relève de l’érotique. Aux noces d’Apollon, Aphrodite répand sur la douce couche nuptiale la désirable pudeur. C’est aussi sur le modèle d’une vierge pudique que, pour le malheur des hommes, Héphaïstos modèle la première femme, Pandora. Aphrodite verse sur sa tête la grâce et le douloureux désir, tandis qu’Athéna la pare d’une robe blanche et lui noue une ceinture... que son imprudent époux, Epiméthée, défera sans tarder.
[..].
La pudeur est à la fois ce qui voile et la promesse de ce qui est voilé. Sous les paupières se cache Eros, prêt à lancer ses flèches. Et l’objet vrai du désir se nomme en latin pudenda, en grec aidoia, soit les parties « honteuses », ce que la décence exige de cacher. Le regard accroît le désir. Mais il ne faut pas voir dans les manifestations de la pudeur grecque une simple stratégie de titillement. Car elle est passivité bien plus que résistance. Une passivité qui rassure le mâle, adulte et citoyen, qui se veut seul sujet, seul actif. La pudeur, faiblesse indigne d’un homme libre, ne lui sied plus. Mais il l’impose à ses deux partenaires.
[..]
Françoise Frontisi Ducroux
helléniste et sous-directeur au Collège de France. Auteure de « l’ABCdaire de la mythologie » (Flammarion, 1999).
Pour les Grecs, la pudeur est à la fois ce qui voile et la promesse de ce qui est voilé. Tel est le sens du geste de Pénélope : elle n’écartera son voile que pour Ulysse
La pudeur nous vient de Rome. Sous le nom de Pudicitia, elle y reçoit un culte réservé aux matrones qui n’ont eu qu’un mari. Son temple connaît quelques scandales : crêpage de chignons entre patriciennes, évinçant l’une des leurs, mariée à un consul honorable mais plébéien (l’exclue, indignée, consacra aussi-tôt un nouveau sanctuaire à la Pudeur plébéienne). Débordements de dames romaines qui, retour d’orgies, font arrêter leur litière pour compisser à longs jets la statue de Pudicitia et se chevaucher mutuellement sous les regards de la Lune. Heureusement, Auguste rendit sa dignité à Pudicitia et quelques impératrices se firent statufier, voilées, en image de Pudeur.
En Grèce aussi Pudeur est une déesse. On lui connaît un autel à Athènes et une statue sur la route de Sparte, due à une vertueuse décision de Pénélope : après son mariage avec Ulysse, son père, Icarios, tenta de convaincre le nouvel époux de demeurer chez lui, à Sparte. En vain. Il suivit alors le char des mariés qui partaient pour Ithaque, en suppliant Pénélope de rester. Au bout d’un moment, Ulysse, agacé, s’arrêta pour demander à sa jeune épouse de choisir entre Icarios et lui. Pénélope ne dit mot, mais s’enveloppa la tête de son voile. Son père, comprenant qu’elle désirait suivre Ulysse, renonça, et fit ériger à l’endroit même une statue de Pudeur : Aidos, disent les Grecs.
Aidos est moins scandaleuse que son homologue romaine. C’est sans doute qu’elle est moins prude. Le mot d’abord ne correspond pas exactement à ce que nous entendons par pudeur. Son sens englobe la crainte, le respect, voire la honte, et l’honneur du guerrier. Rapidement cependant, il se spécialise pour désigner une attitude de réserve et de décence. On l’associe à cette autre vertu, la sophrosuné, que les Grecs attendent des femmes : comportement modeste et retenue verbale. C’est bien sûr la parure des vierges, en particulier des Parthenoi divines, Athéna et Artémis. A cette dernière, l’Hippolyte d’Euripide, chasseur résolument chaste, offre des fleurs cueillies dans une prairie intacte, que la Pudeur baigne de rosée. La pudeur prend aisément une forme liquide, on la déverse, elle inonde ou fait pleurer. Elle est présente à la naissance d’Aphrodite, jaillissant de l’écume marine, « belle déesse pudique », qu’immédiatement vont escorter Amour et le beau désir.
Ce détail est significatif : la pudeur grecque relève de l’érotique. Aux noces d’Apollon, Aphrodite répand sur la douce couche nuptiale la désirable pudeur. C’est aussi sur le modèle d’une vierge pudique que, pour le malheur des hommes, Héphaïstos modèle la première femme, Pandora. Aphrodite verse sur sa tête la grâce et le douloureux désir, tandis qu’Athéna la pare d’une robe blanche et lui noue une ceinture... que son imprudent époux, Epiméthée, défera sans tarder.
[..].
La pudeur est à la fois ce qui voile et la promesse de ce qui est voilé. Sous les paupières se cache Eros, prêt à lancer ses flèches. Et l’objet vrai du désir se nomme en latin pudenda, en grec aidoia, soit les parties « honteuses », ce que la décence exige de cacher. Le regard accroît le désir. Mais il ne faut pas voir dans les manifestations de la pudeur grecque une simple stratégie de titillement. Car elle est passivité bien plus que résistance. Une passivité qui rassure le mâle, adulte et citoyen, qui se veut seul sujet, seul actif. La pudeur, faiblesse indigne d’un homme libre, ne lui sied plus. Mais il l’impose à ses deux partenaires.
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Françoise Frontisi Ducroux
helléniste et sous-directeur au Collège de France.
Cette nature mystérieuse était aussi source d’enchantement. Un enchantement d’autant plus fort qu’il fut toujours perçu comme fragile et menacé, par les tempêtes, la sécheresse et les inondations, les calamités naturelles et, très tôt, l’incurie ou l’inconscience de l’être humain. Ordonnancements subtils de la nature, les jardins, ces Édens, ces paradis, conçus de la main de l’homme furent et demeurent comme espaces de joies, de plaisirs, de méditation heureuse.
La mythologie se caractérise par une grande fluidité et un renouvellement constant. La multiplicité des variantes tient au choix opéré par chaque communauté et aussi à la nécessité pour les poètes de faire du nouveau. Le traitement des mythes par la tragédie s'inscrit institutionnellement dans les concours dramatiques où les auteurs s'affrontent pour obtenir le prix, où le public se presse pour voir si Euripide a fait mieux qu'Eschyle et Sophocle.
C’est chez Poussin que débute la réflexion qui serait notre véritable modernité, celle qui allierait l’étude de la face cachée de la parole à l’approfondissement du projet de la poésie, achevant alors de dire leur sens ces dieux qui “reviennent toujours”, comme l’a bien vu Gérard de Nerval.