La Vingt-cinquième heure (1967), extrait
- L'amour est une passion, Mr. Lewis, dit-elle. Vous avez dû l'entendre dire, ou au moins l'avez-vous lu vous-même quelque part.
- Mais nous sommes de nouveau d'accord, dit-il. L'amour est une passion.
- Mais vous êtes absolument incapable d'éprouver aucune passion, dit Nora. Et pas seulement vous. Aucun homme de votre Civilisation n'est capable d'avoir de la passion. L'amour, cette suprême passion ne peut exister que dans une société qui estime que chaque être humain est irremplaçable et unique. La Société à laquelle vous appartenez croit justement que chaque homme est parfaitement remplaçable. Vous ne voyez pas dans l'être humain, et par conséquent dans la femme que vous prétendez aimer, un exemplaire unique créé par Dieu ou par la nature - en une seule édition. Chez vous, chaque homme est créé en série. À vos yeux une femme en vaut une autre. En ayant cette conception vous ne pouvez pas aimer.
Comprends-tu pourquoi ces lunettes me sont si chères ?
C'est avec ces lunettes que j'ai aperçu la première fois ma femme. C'est avec elles que j'ai vu mille et mille belles filles. Avec elles j'ai contemplé des tableaux, des statues, des musées, des villes... C'est avec elles que j'ai regardé le ciel, la mer, les montagnes. Que j'ai lu, des nuits durant, des centaines et des centaines de livres. C'est avec ces lunettes que j'ai vu mon père mourir. Avec elles que je vous ai vu, toi et tous mes amis. C'est avec ces lunettes que j'ai vu l'Europe s'écrouler, et les hommes mourir de faim, être faits prisonniers, torturés, s'éteindre dans les camps de concentration.
694 - [Le livre de poche n° 172, p. 450]
L'homme se trouvera enchainé par la société technique pendant de longues années. Mais il ne périra pas dans les chaines. La société technique peut créer du confort. Mais elle ne peut pas créer de l'Esprit. Et sans esprit il n'y a pas de génie. Une société dépourvue d'hommes de génie est vouée à la disparition . La société technique qui prend la place de la société occidentale et qui va conquérir toute la surface de la terre, périra elle aussi
L'heure dans laquelle je m'intègre n'appartient plus à la vie, je suis incapable de passer avec mon poids de chair et de sang à travers elle. C'est la vingt-cinquième heure, l'heure où il est trop tard pour être sauvé, trop tard pour mourir, trop tard pour vivre. Il est trop tard pour tout.
Même le plus noble idéal, national, social ou religieux, ne peut excuser l'injustice faite à un seul homme.
« De toute ma vie, je n’ai désiré que peu de choses : pouvoir travailler, avoir où m’abriter avec ma femme et mes enfants et avoir de quoi manger. C’est à cause de cela que vous m’avez arrêté ? Les Roumains ont envoyé le gendarme pour me réquisitionner — comme on réquisitionne les choses et les animaux. Je me suis laissé réquisitionner. Mes mains étaient vides et je ne pouvais lutter ni contre le roi ni contre le gendarme qui avait des fusils et des pistolets. Ils ont prétendu que je m’appelle Iacob et non Ion comme m’avait baptisé ma mère. Ils m’ont enfermé avec des juifs dans un camp entouré de barbelés, — comme pour le bétail — et m’ont obligé à faire des travaux forcés. Nous avons dû coucher comme le bétail avec tout le troupeau, nous avons dû manger avec tout le troupeau, boire le thé avec tout le troupeau et je m’attendais à être conduit à l’abattoir avec tout le troupeau. Les autres ont dû y aller. Moi je me suis évadé. C’est à cause de cela que vous m’avez arrêté ? Parce que je me suis évadé avant d’être conduit à l’abattoir ? Les Hongrois ont prétendu que je ne m’appelais pas Iacob mais Ion et ils m’ont arrêté parce que j’étais Roumain. Ils m’ont torturé et m’ont fait souffrir. Ensuite ils m’ont vendu aux Allemands. Les Allemands ont prétendu que je ne m’appelais ni Ion ni Iacob, mais Ianos et ils m’ont torturé à nouveau, parce que j’étais Hongrois. Puis un colonel est venu qui m’a dit que je ne m’appelais ni Iacob ni Iankel — mais Iohann — et il m’a fait soldat. D’abord il a mesuré ma tête, il a compté mes dents et mis mon sang dans des tubes en verre. Tout cela pour démontrer que j’ai un autre nom que celui dont m’a baptisé ma mère. C’est à cause de cela que vous m’avez arrêté ? Comme soldat, j’ai aidé des prisonniers français à s’évader de prison. C’est pour cela que vous m’avez arrêté ? Lorsque la guerre a pris fin et que j’ai cru que j’aurais, moi aussi, droit à la paix, les Américains sont venus et ils m’ont donné, comme à un seigneur, du chocolat et des aliments de chez eux. Puis, sans dire un mot, ils m’ont mis en prison. Ils m’ont envoyé dans quatorze camps. Comme les bandits les plus redoutables qu’ait jamais connus la terre. Et maintenant je veux moi aussi savoir : pourquoi. »
moi, je suis un homme, et si je n'ai rien fait de mal à personne n'a le droit de me garder enfermé et de me torturer. ma vie et mon ombre m'appartiennent et qui que vous soyez, quels que soient les tanks, les mitrailleuses, les avions, les camps et l'argent que vous possédez, vous n'avez pas le droit de toucher à ma vie et à mon ombre.
Iohann Moritz apprit que tous les juifs avec lesquels il se trouvait avaient été amenés au camp sur des ordres de réquisition. Il était convaincu maintenant que l’État réquisitionnait les juifs comme on réquisitionne les chevaux, les charrettes et les sacs de blé. Mais lui n'était pas juif. C'est ce qu'il voulait dire à l'adjudant. Il n'y avait personne d'autre à qui il aurait pu le dire. Mais l'adjudant n'avait jamais de temps libre. Un jour enfin il parvint à lui parler. L'adjudant était furieux...
(extrait du chapitre 32)
«Les plus belles choses au monde sont sans doute le vol de l'oiseau, le galop du cheval, l'amour, la nage dans un torrent comme les truites, et sûrement la mort. De ces cinq choses, j'ignore le vol parce que je n'ai pas d'aile et je ne le connaitrai jamais. Mais le vol doit être exactement comme le galop. Plus fort peut-être. Et comme l'amour. Et comme la nage à contre-courant dans le torrent. Et peut-être comme la mort. La mort doit être tout aussi voluptueuse. Je la connaîtrai, bien sûr. Bien plus tard. Mais je la connaîtrai avec certitude.»
- Je suis écrivain, dit Traian. D'après moi, un écrivain est un dompteur. En montrant aux êtres humains le Beau, c'est-à-dire la Vérité, ils s'adoucissent.