L'Antiprintemps
*
En vain tout ce printemps arrive,
Nous sommes remplis de tant d'hiver,
Que le doux Mars peut y retourner
Avec ses hérons migrateurs.
En nous l'hiver prend toute la place,
Un froid final va nous geler,
Aveugles parmi trous en glace
Comme esseulé vers esseulé.
Arrivent depuis les contrées chaudes
Cigognes d'un automne passé,
Les nids sont morts sous les corniches,
Une place vide je sens tout près.
Des choses plus graves que la mort l'est
Étaient et sont, seront et puis
Dans l'âme je sens une froide tornade
Des fous s'entraînent et font du ski
La neige s'enfonce jusqu'à la garde,
Elle y pénètre tout mon corps,
Comme une danse des hommes de neige
Qui ne peuvent se serrer encore.
En nous l'hiver toujours persiste,
Deux malheureux anciens amants,
Printemps, ta floraison emmène
Avec tes hérons immigrants !
Toi, printemps, qu'est si futile
Ne viens plus, c'est inutile,
Pars, ma belle, il nous gèle
L'hiver éternel.
(traduit du roumain par Cindrel Lupe)
Néant praticable
Ô, néant praticable, laisse-moi
me faire un poêle ici au
milieu de toi.
Un néant, un vrai, ça doit être
généreux, allons, laisse-moi
me faire un poêle.
Un néant qui se respecte, ça écoute
la voix de la multitude qu’il déteste,
allons, aide-moi à me faire un poêle.
Plus une crainte ne nous est restée,
tenez, moi, je traîne tranquillement des briques
pour un poêle que je suis en train de faire,
non, je ne vous dirai pas où.
Le monde est limpide jusqu’au loin,
même plus le respect de la crainte, non,
ne nous est pas resté.
Les énigmes nous méprisent tellement
qu’elles cèdent l’une après l’autre.
Ô, néant praticable !
(traduit du roumain par Aurel George Boeștenau)
Nous sommes le musée…
Nous sommes le musée qui n'est plus suffisant
en lequel un peintre travaille avec du sang
plein de tableaux brumeux, de bustes aberrants.
C'est ainsi que tant de courants et de zones
une main sans répit peint et peint des madones
des enfants dans les bras, gentiment monotones.
Et quand, pour ses raisons, le peintre a trépassé,
nous tous autant qu'on est, ses tableaux barbouillés,
le portons encadré et allons l'enterrer.
Sous les nuages des mondes, leur trouble halo,
c'est alors à travers le musée sans échos
un amour déchaîné de bustes et tableaux.
Au suivant ! Accouchons du peintre qui sans cesse
de sa main éveillée écrive avec tendresse
des musées respirant l'effroi et la tristesse.
Derechef au musée qui n'est plus suffisant
ce sont tableaux brumeaux et bustes aberrants
que travail un peintre. Sous la brume de sang.
(traduit du roumain par Aurel George Boeștenau)
Le tueur de pianos
Dans les moraines et les champs étales,
avec ses mains pareilles à deux scies,
sourd, grandiose, incorruptible au monde,
vit le tueur de pianos.
Dans le fracas de son destin profond
qui fend le monde à grands coups de néant,
pincées la vie durant, ses oreilles entendent
le seul écho des nuages sans pluie.
Il vient chez moi, la nuit, entrechoquant ses os,
il marche sur ses mains comme sur des béquilles
frileuses. C'est en vain que j'implore un répit.
Je le subis. Mais si du moins n'était l'angoisse
qu'on n’évacue de ma maison au plafond bas
mon piano. Tenu pour une provocation.
(traduction en français par Irina Radu)
Pour l'amour de qui grandis-je, Dieu, depuis vingt ans
Si ce n'est pour l'amour de toi, qui me dévaste ?
Tant d'ongles se sont tendus vers toi pour te griffer
Tant de mèches pour te lier ont poussé sur ma tête.
[De dorul cui cresc, Doamne, de douăzeci de ani
Decât de dorul tău, care mă pustiește?
Atâtea unghii au pornit spre tine să te zgârie,
Atâtea plete să te lege mi-au crescut pe creștet.
(p. 285, "De dorul cui cresc, Doamne", i.e Pour l'amour de qui grandis-je, Dieu ?)]
Quand tout se peut
Au printemps, quand tout se peut,
quand l’heure se peut et la nuit se peut,
quand le jour se peut et la brume se peut,
reçois ces preuves, tu veux,
que la mort se peut, que tout se peut.
Mais éteins la lumière, pour que brûle un peu
en la cité l’oisif combustible de mai !
Mais hisse sur cette ballerine deux poneys
et la danse sera moult plus douce et gaie
et lunatique. Quand tout se peut.
On avait des roues. On nous les a volées. Usées, oui.
On avait des mains. On voit des clôtures. Car
tout se peut. Morgue et mythe aussi.
Il se peut que le pollen de centaines de fards
tombe sur une colline écarlate, flétrie.
Anarchique état. Quand tout se peut.
C’est une crise qui ne s’explique point.
Trop facilement l’un et l’autre se peut,
Et la feuille qui pousse. Et celle qui choit au loin.
Être comme on prétend. Être comme on peut
prouve que tout et le reste se peut.
Désespoir. Liberté. Les deux
Se peuvent. Toutes choses égales, cela se peut
quand l’heure se peut. Quand la nuit se peut.
Quand la mort se peut. Quand tout se peut.
Et que se peut-il encore, quand tout se peut ?
(traduit du roumain par Aurel George Boeștenau)
Antiprimavera
So what if Primăvara comes?
There's so much winter left in us
That March and the migrating cranes
Can turn around and travel back
In us there's space only for winter
We'll freeze under the final frost.
Trying to find our way on thin ice
Like an embarrassment toward another
And from the warmer countries come
The geese of the last
Fall And their nests under the roof have dried
And next to me there is no you.
Changes more serious than death
Have been, there are, and there will be
A storm is taking place inside me
And crazy people come to ski
It snows and reaches the prasele
The snow is entering my soul
A dance of snow... of snow and snowmen
Which hugging can no more
In us there's winter for eternity
Of former and unhappy lovers
Take all your blossoms,
Primăvara And also your migrating cranes!
(Translated by Constantin Roman)
New Europe Writers. Bucharest Tales: A Collection of Central European Contemporary Writing
Quelque chose qui t’appartient
De nouveaux tu pressens qu’un homme est mort,
Qui aurait pu devenir ton ami,
Et t’aurait protégé mieux que personne
Contre la solitude.
Né sous une autre étoile
Tu l’aurais arrachée peut-être
À l’eau de la mort implacable
Montée jusqu’aux statues.
De nouveaux tu éprouves la peur blanche
De quelque tragédie lointaine.
Entre ton jeune sang et l’univers
La limite ressent la chute qui t’accuse.
(Adaptation d’Alain Bosquet du poème Ceva care e-al tău, p. 106)
Trop tard, à Paris
Trop tard je suis arrivé à Paris, et trop vieux,
je n’ai eu ni la chance, ni invites, ni courage,
là où j’suis, de rester je me sens désireux
et, de mes lourdes jambes, je traîne sur le pavage.
N’est pour moi rien qui tienne de l’enfer du présent,
dans des grottes, maintenant, moi si j’aurais une place,
en rivière, d’un galet je ferais mon lit content,
tout voyage à Paris à mon âge me harasse.
Sous pâquerettes gisent trois quarts de ma génération,
que vais-je foutre ici, sans personne de vous tous?
Invalides glorieux, je vous serais compagnon,
mais absurde m’appelle cette folie qui me pousse.
Trop tard je suis arrivé et trop vieux, à Paris,
les souvenirs effacés, la mémoire un grand vide,
j’aurais dû le goûter, quand il fût interdit,
de n’importe quelle place, je peine ôter mon bide.
Et je rêve de Brancusi, de Brancusi le plus fort,
ne serais-je en retard, suite à un pire souvenir,
je guetterais à ses fenêtres, dormirais à sa porte,
pour son œuvre, au moins tant qu’en pierre m’en offrir.
Condamné de n’être que Roumain, par mes aïeux,
bonne nuit à jamais, éternelle Ville-Lumière
trop tard je suis arrivé à Paris, et trop vieux,
barrons nous, je m’en vais, je ferai mes adieux,
c’est trop cher de mourir en contrée étrangère.
*
traduit du roumain par Cindrel Lupe et Tudor Mirică
Quand tu es venue
Je t'attends depuis deux siècles et quelque.
Sans cesse et toujours m’ont accompagné
D'autres oiseaux, d'autres roches, et toujours une autre
Étoile sur ma sandale a broyé
Secondes, flux et émeraudes.
Je t'attends ainsi qu'un fief enveloppé
De murs énormes, de cloches qui tressaillent.
Et entre nous il y a un sentier
De tentation et un monceau de navales batailles.
Tu n'étais pas même apparue il y a quatre ans.
Je te cherchais près des mers, par contrebande,
Te demandais aux pierres, continûment,
Et t’épiais à chaque plante.
Et je serais mort dans ce bruit d'enfer
Mort assourdi mille fois
Mais je me taisais, car mon peuple m'a légué ce travers
De t'attendre, si longtemps que ce soit.
Rien, rien d'autre que cette attente,
Ton nom même, on ne me l’a pas dit, pour que je te regrette, et maintenant,
Maintenant, ta venue continuelle, troublante,
Et je ne sais même si c'est toi que j'attends.
(traduction en français par Aurel George Boeșteanu)